LINNÉ (C. von)

LINNÉ (C. von)
LINNÉ (C. von)

Fondateur de l’histoire naturelle moderne, Linné n’est pas le premier en date des naturalistes. Il y avait des anatomistes avant Vésale, des chimistes avant Lavoisier. Néanmoins, dans la perspective de l’histoire des sciences, Vésale, Linné et Lavoisier apparaissent comme des initiateurs dans les disciplines où ils se sont illustrés.

Selon Condillac, une science est une langue bien faite. Si la formule est vraie, l’histoire naturelle ne commence à exister comme science qu’à partir du moment où Linné la dote d’une langue positive, rigoureuse et universelle, de même que Lavoisier, inspiré par Condillac, crée la langue de la chimie. La science de Linné est loin d’être parfaite, mais elle est perfectible. Désormais les naturalistes savent ce que parler veut dire. Leur activité se déploie dans un univers du discours cohérent; une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, telle est la norme du nouvel espace épistémologique où se regroupent les éléments d’un savoir constitué en raison.

L’histoire naturelle avant Linné est un domaine confus où s’accumulent les éléments disparates, réels ou légendaires, que la critique ne se soucie guère de départager. Le naturaliste est un compilateur, dont la curiosité encyclopédique entasse pêle-mêle les données de l’observation et celles de l’érudition philologique. Albert le Grand au XIIIe siècle, K. von Gesner et U. Aldrovandi au XVIe siècle sont partagés entre le respect de l’autorité incarnée par Aristote, Théophraste ou Pline, et le sens de la documentation, de l’information objective. Il leur arrive de classer leurs matériaux, faute d’apercevoir un meilleur ordonnancement, par ordre alphabétique. La révolution galiléenne introduit un ordre nouveau dans le monde matériel, soustrait à la juridiction de la physique aristotélicienne. L’ordre biologique résiste plus longtemps à l’exigence de la nouvelle raison, du fait de sa plus grande complexité, et aussi parce que le génie d’Aristote en ce domaine intervient comme un obstacle épistémologique difficilement surmontable. La zoologie, la botanique demeurent en état de sous-équipement conceptuel, en dépit des efforts méritoires de l’Anglais John Ray (1627-1705) et du Français Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708), entre autres. Déjà s’esquissent des tentatives de classifications systématiques ; le problème de la méthode est clairement posé. L’œuvre de Linné n’est pas une création originale, mais la réussite qui vient couronner une série d’essais antérieurs.

Le mérite du savant suédois n’en demeure pas moins entier: grâce à lui, le seuil épistémologique de la science positive est franchi une fois pour toutes. L’histoire naturelle peut devenir, au XVIIIe siècle, une aventure de l’esprit et une passion de l’âme.

La systématique

Fils d’un pasteur de campagne, né à Råshult (Suède), Linné manifeste dès l’enfance un intérêt exclusif pour les plantes et l’observation des réalités naturelles. Après des études dans les universités suédoises et sur le terrain, il acquiert en Hollande le grade de docteur en médecine et publie, en 1735, la première édition du Systema Naturae . Bientôt célèbre, professeur à l’université d’Upsal en 1741, il poursuit dès lors une carrière jalonnée de savants ouvrages; sa gloire européenne lui vaut dans son pays un titre de noblesse. Il meurt, après des années obscurcies par la maladie, la même année que Voltaire et Rousseau.

Linné est d’abord un botaniste, et c’est à partir de ce domaine d’élection qu’il opère sa réformation de l’histoire naturelle. Le problème est posé par l’enrichissement des connaissances depuis que les savants de la Renaissance ont entrepris d’inventorier la richesse indéfinie du monde des plantes. À partir du XVIe siècle, les catalogues ne cessent de s’allonger, accablant les spécialistes sous la masse des informations. Pour que la raison reprenne ses droits, il faut découvrir un principe d’ordre, soumettant la variété des faits à une règle unitaire, elle-même fondée dans la nature des choses.

Reprenant sur ce point les idées de Ray et de Tournefort, Linné affirme: «La méthode, âme de la science, désigne à première vue n’importe quel corps de la nature, de telle sorte que ce corps énonce le nom qui lui est propre, et que ce nom rappelle toutes les connaissances qui ont pu être acquises, au cours du temps, sur le corps ainsi nommé; si bien que, dans l’extrême confusion apparente des choses, se découvre l’ordre souverain de la Nature» (Systema Naturae , éd. 1766-1767).

La méthode correspond à la conversion de la réalité en un monde intelligible, schématisé selon les exigences de l’esprit scientifique. Le regard du savant opère une mutation du concret à l’abstrait. «La description, écrit Linné, est l’ensemble des caractères naturels de la plante; elle en fait connaître toutes les parties extérieures; elle doit comprendre pour chaque organe le nombre, la forme, la proportion et la position; être faite dans l’ordre de succession des organes; être divisée en autant de paragraphes séparés qu’il y a de parties distinctes, et n’être ni trop longue, ni trop succincte» (Philosophia botanica , 1751).

Avant Linné, les plus clairvoyants des botanistes avaient posé le problème de la détermination des espèces végétales sans pouvoir le résoudre. Devant la multiplicité des apparences, ils n’étaient pas parvenus à fixer des points exclusifs de ressemblance et de dissemblance susceptibles de permettre l’ordonnancement du domaine végétal dans son ensemble. Ray pensait qu’il fallait s’en tenir aux caractères des fleurs et des fruits; Tournefort estimait qu’on devait y ajouter des caractères relatifs aux diverses parties de la plante. Ainsi les premières tentatives de systématisation ne permettaient pas de surmonter la diversité empirique.

Soucieux d’imposer dans la représentation de l’univers végétal un modèle descriptif opératoire, à la fois rationnel et universel, qui puisse s’appliquer aussi bien dans la géographie administrative ou dans l’art militaire, Linné, après des inventaires considérables, conclut que «la disposition des végétaux la plus recommandable doit être tirée du nombre, de la figure, de la proportion et de la situation de toutes les parties différentes de la fructification» (Philosophia botanica ). Étamines et pistil fourniront le fil conducteur de la classification. Une rigoureuse économie de la pensée doit permettre, au sein des classes et des ordres, de désigner les espèces de chaque genre par un seul caractère distinctif, ce qui fonde une classification binaire. Les critères sexuels seront remplacés par d’autres dans le domaine de la zoologie, où ils ne fournissent pas une intelligibilité suffisante.

La première édition du Systema Naturae paraît en Hollande en 1735. Œuvre d’un homme de vingt-huit ans, elle se présente comme une brochure d’une dizaine de pages in-folio: deux pages pour les minéraux, trois pour les plantes, deux pour les animaux. De réédition en réédition, le document initial ne cessera de s’enrichir, jusqu’à devenir un ouvrage considérable, la bible des naturalistes. Le système linnéen des déterminations (classes, ordres, genres, espèces) et des dénominations s’est imposé dans tous les domaines intéressant les naturalistes, en dépit des résistances, dont celle de Buffon. L’histoire naturelle a désormais son code. Linné l’a dotée de termes nouveaux, si bien entrés dans les mœurs que l’on n’imagine pas qu’ils ont seulement deux siècles d’existence: flore, faune, mammifère, primate...

Le génie de Linné se situe dans le positivisme du regard qu’il porte sur la création; il est le don de percevoir les êtres dans leur spécificité, mais aussi dans leurs rapports réciproques. Par la vertu du regard, la classification, fondée sur le choix de repères artificiels, semble rejoindre un ordre naturel. La systématique apparaît ainsi comme une phénoménologie et une morphologie. Nommer un être, c’est le mettre en place dans l’ensemble des êtres. La taxinomie n’est pas une mnémotechnique, mais une véritable science.

Fixité ou mutabilité des espèces

Linné a été longtemps considéré comme un tenant du fixisme , c’est-à-dire de l’invariabilité des espèces naturelles. On a relevé dans ses écrits, en particulier dans les œuvres de jeunesse, des formules affirmant que le nombre des espèces est égal à celui des formes créées à l’origine. Le mythe biblique de la Création, religieusement respecté par Linné, semble fermer définitivement au soir du sixième jour la période des initiatives créatrices.

Mais Linné est assez génial observateur pour découvrir des faits qui ne concordent pas avec ses présupposés théologiques. Il reconnaît de bonne heure des formes monstrueuses, déviations et aberrations par rapport au type, en lesquelles il voit d’abord des ratés de la Création, ou même des «plaisanteries» du Créateur. Seulement un monstre ne saurait se reproduire; or en 1744, Linné constate que la Peloria , une «monstruosité» de la Linaire, se reproduit. «Une conclusion stupéfiante s’impose, écrit-il, à savoir que de nouvelles espèces peuvent surgir dans le règne végétal [...]. Il y a là [...] de quoi faire sauter les classes naturelles des plantes.»

Il faut donc admettre une certaine plasticité des espèces. Linné cède à l’évidence; il accepte la thèse d’un devenir temporel de la création. Seuls les genres ont été fixés à l’origine; dans les limites du genre, «les espèces sont l’œuvre du temps», précise un texte de 1762. Lamarck et Darwin iront plus loin, mais il y a chez l’auteur du Systema Naturae des pierres d’attente pour les transformismes à venir.

L’anthropologie de Linné

On peut dire que l’histoire naturelle de l’homme commence avec Linné. L’inventaire systématique de la création ne serait pas complet si l’homme n’y figurait pas à sa place. Cette place est une place d’honneur, la première de toutes, mais c’est une place parmi les autres: l’espèce humaine doit se soumettre à la même curiosité qui soumet à sa juridiction toutes les autres espèces vivantes. La péripétie décisive s’accomplit dans la dixième édition du Systema Naturae (2 vol., Stockholm, 1758-1759): l’homme y figure parmi les «animaux à mamelles», et dans l’ordre des «primates» qui comprend aussi les singes supérieurs. Il ne s’agit pas là de classification seulement, mais aussi d’une description précise, énumérant les signes distinctifs qui caractérisent l’homme en tant qu’homme.

L’initiative de Linné renoue avec une tradition qui remonte à Aristote et à Galien, mais a été interrompue par l’intervention du christianisme; celui-ci fait de la condition humaine une sorte de position intermédiaire entre l’animalité et la divinité. De même que l’avènement de la science moderne finit par avoir raison du tabou de la dissection, qui interdisait l’autopsie, de même la nouvelle intelligence impose le thème de l’anatomie et de la physiologie comparées. Tous les êtres vivants ont, à des degrés divers, des structures communes et un fonctionnement commun. Selon l’ordre anatomique, observe Linné, il n’y a pas de différence décisive entre l’homme et l’orang-outang.

L’Homo sapiens de Linné se distingue du grand singe anthropoïde (Homo sylvestris ) par des marques psychologiques et sociologiques plutôt que corporelles. L’histoire naturelle de l’homme, telle que l’esquisse Linné, complète les données de l’anthropologie culturelle; la description des races est associée à celle des genres de vie.

Le décor mythico-religieux

Le positivisme de Linné, s’il triomphe d’interdits millénaires, n’implique nullement une rupture avec la religion traditionnelle. Linné est un chrétien aussi convaincu que Newton, ce qui n’est pas peu dire. Le Système de la Nature , en ses éditions définitives, s’ouvre par une profession de foi ; la Nature proclame la gloire du Dieu de la Genèse, et le naturaliste accomplit une œuvre d’apologétique.

Le schéma théologique de la Création, bien loin de jouer le rôle d’un obstacle épistémologique, fournit des éléments d’intelligibilité, en particulier ceux de la finalité des êtres naturels et de la hiérarchie des formes vivantes. Le thème de la grande chaîne des êtres qui groupe toutes les réalités selon l’ordre ascendant d’une échelle ontologique est un présupposé de l’œuvre linnéenne. Cette échelle se retrouve chez tous les naturalistes du temps et fournit le principe d’un ordre de complexité et de dignité croissantes, à mesure que l’on passe des réalités les plus humbles, de la vie endormie dans les minéraux aux espèces végétales et animales. Les primates sont ainsi dénommés par Linné parce qu’ils constituent le couronnement de la nature aux confins du surnaturel.

Chez Linné, comme chez Newton, la foi n’est pas un obstacle à la science. La conviction religieuse cautionne la recherche scientifique; elle fournit à celle-ci le présupposé de l’unité et de l’harmonie de la création; le discours scientifique n’en demeure pas moins autonome; il ne met en œuvre que des éléments d’une rigoureuse positivité.

Cette positivité est, chez Linné, celle du regard qui saisit l’unité des formes avec l’intuition divinatrice du génie. L’auteur du Système de la Nature n’est pas un biologiste; il n’explique pas, ou, quand il se mêle d’expliquer, il explique mal. Il est un visionnaire du réel dont le coup d’œil a su embrasser à la fois la prodigieuse diversité des formes et leur prodigieuse unité. Mieux qu’un penseur ou un savant, Linné est, comme Goethe, un Augenmensch , un génie du regard.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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